Les médecins français : fâchés avec l’appareillage ?

Pour qu’un malentendant puisse s’appareiller, il lui faut d’abord et avant tout une prescription médicale. Or les études disponibles montrent qu’entre la France et des pays comme le Royaume-Uni, la Norvège ou le Danemark, le taux de prescription d’audioprothèses par les médecins varie significativement…

Royaume-Uni, Danemark, Norvège : ces trois pays forment un groupe à part en Europe occidentale, en raison de deux caractéristiques : l’existence d’un Reste à charge (RAC) nul en audioprothèse et un fort taux d’équipement (ou taux de recours) de la population malentendante en appareils auditifs : 53 % au Danemark, qui fait de loin figure d’exception ; 42 % au Royaume-Uni ; et 42,5 % en Norvège – sans doute davantage aujourd’hui puisque ce chiffre a cinq ans.
Bref, RAC 0 et taux d’équipement en apparence modèle : ces trois pays devraient, du moins en principe, être regardés à la loupe par les pouvoirs publics français qui aspirent justement à accroître le taux d’équipement des malentendants de l’hexagone par la mise en place d’un reste à charge nul en audioprothèse.

Taux d’équipement : le RAC ne fait pas tout
En fait, il serait souhaitable qu’ils le fassent, car ils toucheraient ainsi du doigt que non seulement le taux d’équipement est un indicateur insuffisant (lire encadré ci-contre), mais en plus, que l’équipement de la population ne tient pas au seul niveau de reste à charge. Tout montre qu’un taux d’équipement élevé résulte bien davantage de la diffusion dans l’ensemble de la société d’une « culture de l’audioprothèse » qui change tout pour le patient avec la levée des réticences psychologiques, l’appareillage n’étant pas vu comme stigmatisant ; change tout dans le parcours de soins avec des dépistages plus systématiques – en France, la moitié de la population déclare n’avoir jamais fait l’objet d’un test de dépistage des troubles auditifs ; au Danemark, cette proportion est d’un tiers, en Norvège, de 21 % ; et, pour en venir à ce qui nous intéresse ici, change manifestement beaucoup pour les « indications d’appareillage » du corps médical – qu’on nous autorise ce terme calqué sur l’indication opératoire posée par les chirurgiens.
La tendance des médecins à prescrire un appareillage est en effet supérieure dans ces pays à ce qu’elle est en France. Sans doute, cela ne vaut que ce que valent les sondages, et en plus, des sondages étalés dans le temps. Mais des écarts de chiffres tout de même significatifs peuvent être mis en évidence, et cela en plusieurs points des enquêtes.
– Alors que les malentendants français ont pourtant davantage tendance à consulter un médecin que dans les trois pays visés (un écart que peut expliquer dans ces pays l’existence d’audiologistes), le nombre de ceux qui ont en fin de compte une ordonnance peut être jusqu’à 10 points inférieur (voir graphiques page précédente).
– De même, les malentendants non-équipés se voient-ils plus rarement en France qu’ailleurs recommander un appareillage (graphique ci-dessous).
Là encore, l’écart est de 10 points, mais ces dix points ne reflètent que partiellement la différence des situations. Etant rappelé que le consensus scientifique estime qu’environ 50 % de la population malentendante est appareillable(1), le haut niveau du taux d’équipement au Danemark – à 53 %, le pays est trois points au-dessus de ce maximum théorique -, en Norvège et au Royaume-Uni, laisse penser que les troubles auditifs des malentendants non-appareillés ne seraient probablement pas corrigés par un appareillage.
Au contraire, en France, sur 6 millions de malentendants, le taux d’équipement était en 2015 de 34 % (source : Eurotrak) – soit 2 millions de personnes appareillées. Avec donc une population théoriquement équipable de 3 millions, cela signifie qu’environ un tiers des malentendants équipables, soit 16 % de la population malentendante totale, reste à appareiller.
En d’autres termes, en présence d’un malentendant non-équipé, plus le taux d’équipement est élevé, moins il est probable qu’un appareillage soit pertinent et réciproquement. Dans ces conditions, on s’attendrait à ce que consultés par un malentendant non-appareillé, les médecins prescrivent plus souvent un appareillage en France qu’au Danemark. Or, c’est exactement l’inverse qui se produit. Alors que les ORL auraient comparativement plus de raisons de prescrire un équipement en France, ils en prescrivent moins.
– Enfin, et de façon cohérente avec ce qui précède, quand on interroge les malentendants non-équipés sur les raisons pour lesquelles ils ne s’appareillent pas, deux phénomènes ressortent avec une acuité toute particulière :
a) le problème du coût de l’équipement est plus cité en France que dans les autres pays Européens, ce qui s’explique aisément au vu du reste à charge qui est en France plus haut que dans la plupart des pays d’Europe occidentale ;
b) l’avis du corps médical est beaucoup plus cité en France qu’au Royaume-Uni, en Norvège ou au Danemark (voir graphique ci-dessous).

Le pourquoi
Voilà pour le constat. Quant à l’expliquer, il manque a minima une étude conduite auprès des médecins français quant à l’image qu’ils ont de l’audioprothèse et sur leurs indications d’appareillage, ou mieux encore, une étude comparative sur les indications d’appareillage des médecins et audiologistes des différents pays d’Europe. Faute de tels éléments, on ne peut guère qu’avancer des hypothèses, dont trois principales.
La première est celle de l’infaillibilité de la décision médicale française. En ce cas, très bien : le niveau de prescription d’audioprothèses en France est un rigoureux et à jour de l’état du savoir quant au bénéfice patient qui peut être attendu d’un appareillage, pour les différents types de perte, et cela au vu des dernières technologies disponibles.
La seconde, certainement moins respectueuse, se place davantage dans la foulée d’autres travaux qui se penchent sur les différences géographiques de prescriptions (voir par exemple l’Atlas des variations de pratiques médicales(2), critiqué p.36 de ce numéro). et déduit de ces différences que, même en médecine, existent des phénomènes de mode, de mimétisme, de représentation dominante. Une possibilité serait alors qu’une vision positive de l’appareillage ait cours au Danemark, tandis qu’en France, l’image de l’audioprothèse soit victime du scepticisme post-moderne ambiant.
Enfin, que notre lectorat nous excuse de la troisième, certainement plus iconoclaste et agaçante, il y a la possibilité que les médecins français, y compris ORL, ne s’intéressant guère à l’audioprothèse, n’aient finalement qu’une connaissance assez lointaine de ce que permet ou non un appareillage en 2018. Pourquoi ?
Parce qu’il y a autour des appareils et de leurs capacités tout un verbiage marketing parfaitement logique de la part des fabricants mais suffisant pour faire soupirer certains audioprothésistes qui essayent d’y voir clair et pour faire hausser les épaules à des médecins qui jugent plus sur études quantitatives que sur promesses publicitaires.
Parce que l’acte de prescription médical se borne à dire : « appareillez » et que l’aval ne concerne les médecins que du point de vue du résultat – pour autant qu’ils aient un retour de l’audioprothésiste ou revoient le patient, ce qui n’est pas toujours le cas. L’appareil, son choix, ses potentialités, sont les problématiques d’un autre – l’audioprothésiste. Si bien que, quand publication scientifique il y a sur les bénéfices de l’appareillage, ce n’est peut-être pas celle que va lire l’ORL, qu’attend déjà une pile entière de publications portant spécifiquement sur son champ de compétences.
Enfin peut-être parce que la population ORL en France est quand même un peu vieillissante, et qu’en son sein, quelques-uns ont pu, plus ou moins inconsciemment peut-être, garder de l’appareillage une vision héritée d’avant les premiers appareils numériques apparus en 1996, vision que l’on peut résumer assez aisément en trois qualificatifs : l’audioprothèse, « c’est cher, c’est moche et ça ne marche pas ».
Libre à chacun de choisir entre ces trois hypothèses, mais gageons qu’elle ne sont pas exclusives : que quelques médecins ont la curiosité et l’envie de se tenir informés des évolutions de ce que l’on peut attendre de l’appareillage – ou font partie d’Alter Ăgo, où ils peuvent en entendre parler ; mais que oui, des visions diverses de l’audioprothèse ont cours en Europe, dont il reste à savoir si l’une est plus conforme à la réalité que les autres ; et que oui, un certain nombre d’ORL ne s’intéressent tout simplement pas à l’appareillage et prescrivent en fonction de leurs connaissances qui ne sont pas forcément ce qu’il y a de plus à jour.
Conclusion ? On se dit qu’une meilleure information du corps médical sur les bénéfices de l’appareillage serait sans doute bienvenue. Or, cette information pourrait relever des audioprothésistes, si ce n’est que leur discours est toujours suspecté par les médecins d’être partisan et intéressé, et que leur relation médicale est de plus en plus contrainte et encadrée par la loi.
Dans ces conditions, on pourrait espérer que l’attention des pouvoirs publics soit davantage retenue par les travaux d’Hélène Amieva – et peut-être aussi ceux de Laurence Hartmann, estimant qu’un euro investi dans l’audioprothèse représente 10 euros d’économies sur des soins plus lourds. Peut-être alors verrait-on fleurir une vraie politique de prévention auditive – avec des campagnes d’information qui cibleraient également les médecins. Ou, pourquoi pas, on peut toujours rêver, une recommandation de la HAS précisant les indications d’appareillage ?
Une autre hypothèse serait peut-être la mise en place d’un audiologiste à la française – c’est-à-dire d’un audioprothésiste ayant prolongé sa formation et bénéficiant pour cette raison d’une délégation de tache l’autorisant à prescrire un appareillage. Mais rien qu’en l’écrivant, on entend des dents qui grincent et l’on devine qu’il y aura des levées de boucliers parfois bien censées aussi bien chez les ORL que chez les audioprothésistes…
Alister Alisgo

(1) voir la revue de la littérature établie en 2016 par Jean de Kervasdoué et Laurence Hartmann.
(2) Atlas des variations de pratiques médicales. Recours à dix interventions chirurgicales Le Bail M. (DGOS), Or Z. (Irdes), Dir. Novembre 2016. 56 pages. Prix net : 25 €.
(3) Discours du 6 janvier 2017. Doublement faux. Les travaux de l’autorité de la concurrence avaient à ce moment-là déjà démontré que les prix de l’audioprothèse sont dans la moyenne européenne et n’avaient mis en évidence aucune distorsion majeure de concurrence.

 

Le taux d’équipement, ce mauvais indicateur

On le comprend au vu de l’exemple donnée par l’article ci-dessus, ce qu’on appelle taux d’équipement, ou taux de recours, est un bien mauvais indicateur, en tous cas s’il s’agit d’apprécier le travail de l’audioprothésiste.
En effet calculé par le ratio (population malentendante) / (population équipée), ce taux d’équipement sous-entend premièrement que l’ensemble de la population malentendante est potentiellement appareillable – ce qui n’est pas vrai médicalement, tous les troubles de l’audition ne probablement être corrigés par une prothèse auditive, et n’est donc pas possible en pratique puisque pour être appareillé le patient doit disposer d’une ordonnance.
Mieux vaudrait donc calculer un taux de recours de la population appareillable – c’est-à-dire de la population disposant d’une ordonnance. Si l’on considère que seuls 48 % des malentendants français disposent d’une ordonnance, le taux d’équipement français – à 34 % en 2015 – signifie que 71 % des malentendants appareillables en France sont équipés.
Et encore, celui-ci ne reflèterait toujours pas pleinement le travail des audioprothésistes, dans la mesure où précisément, ce travail ne consiste pas seulement à « vendre » un appareil – mais aussi à faire tout son possible pour que cet appareil soit utilisable et utilisé par le malentendant. Un malentendant dont l’appareil reste dans un tiroir est en effet dans la même situation qu’un malentendant appareillable et non appareillé.
Il faut donc calculer un taux de recours effectif – en corrigeant le taux de recours par le taux d’inobservance (soit la proportion des malentendants qui portent leur appareil moins de une heure par jour). Les chercheurs du CNAM Jean de Kervasdoué et Laurence Hartman se sont livrés à l’exercice en 2016 et montrent que le taux de recours effectif français est à un niveau très proche de l’Allemagne, du Danemark, du Royaume-Uni ou de la Norvège – tous des pays, où, à la différence de la France, existe un reste-à-charge nul :
Alors forcément, on se prend à rêver d’un indicateur honnête et parlant. Quelque chose comme un taux de recours effectif de la population appareillable…

 

Lire aussi : https://www.alter-ago.org2018/01/28/de-lorl-a-laudio-les-determinants-de-lappareillage-i/