Joël Kermarrec : Une peinture initiatique à la lisière de la parole

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En début d’année il est d’usage de présenter ses vœux. Je ne dérogerai pas à cette tradition. Je vous souhaite à vous et vos proches le meilleur pour 2022.

Il est particulièrement difficile d’interviewer Joël Kermarrec et de retranscrire dans un article limpide ce moment de bonheur à essayer de suivre la pensée de ce peintre. N’essayez pas de le qualifier de plasticien car Joël Kermarrec ne reconnaît pas sa pratique artistique dans ce terme. Car le challenge consiste effectivement à suivre une pensée. Leonardo Da Vinci affirmait : « pintura é cosa mentale ». La pensée de Joël Kermarrec est complexe et renvoyant d’un point à un autre. Il ne s’agit pas d’un rébus même si certaines œuvres de Joël Kermarrec nécessitent des clés de compréhension. Fréquenter Joël Kermarrec impose d’aiguiser son regard et son écoute. Comme tous les peintres Joël Kermarrec sait particulièrement observer. Il sait débusquer bien plus que le diable dans un détail d’une gravure de Dürer ! De même, décortiquer certains jeux de mots de Joël Kermarrec peut nécessiter de manier le Français, le Flamand (pour un Ostendais, rien d’anormal) mais également l’Allemand et l’Anglais.
Vous l’aurez compris, mon Ami Joël Kermarrec est une personne complexe que cet article dévoile un peu. Cela étant son travail est encore ce qui parle le mieux de lui. Bravo à l’équipe de rédaction qui a su en quelques pages vous faire approcher le bonheur de la fréquentation de cet artiste.
Joël Kermarrec est représenté dans la Galerie Papillon à Paris. Si le cœur vous en dit…
Michel El-Bez

 

Il y a des constances dans la vie. Et quand on connaît un peu le Kermarrec d’aujourd’hui, et qu’on sait qu’il prévenait quelque part dans les années 1970 : «n’attendez pas de moi un travail à la logique évidente, ni un développement d’idées linéaires et moins encore un discours qui coulerait de source», on se dit qu’il n’a pas changé. Alors voici un article pas comme les autres, sans doute moins structuré que ce à quoi votre mag vous a habitué. Juste l’esquisse de quelques chemins plutôt que de tenter d’inventer une continuité qui n’existe pas quand on interviewe cet artiste, enseignant, sculpteur, écrivain et philosophe, passionné d’alchimie…

Une truelle
A l’entrée de l’atelier de Joël, sur une étagère, il y a la sculpture d’une truelle fichée dans son socle. Demandez-lui, et, selon son humeur, il est capable de vous sortir n’importe quelle farce abracadabrante – on parle d’un homme qui ne déteste pas expliquer avec quel plaisir il relit Le rose et le vert de Stendhal, en laissant les pompeux le corriger, interloqués – ou de vous « lire » l’objet placé devant vos yeux. « C’est une truelle, objet symbolique s’il en est, qui est plantée dans du plomb, le métal de saturne, lui-même reposant sur une feuille de cuivre, le métal de l’amour. La truelle est figée, elle ne bouge plus, coincée dans sa mélancolie ». Il y a aussi des fragments de murs, deux briques liées encore entre elles par un filet de ciment, et que la mer a roulées. « Les pierres doubles, commente Joël. C’est ainsi. Les humains sont très cons ; ils construisent, et détruisent. Et c’est la mer qui fait le bel objet ».

Des origines dans le surréalisme belge
Né à Ostende, d’un père libraire proche des milieux surréalistes qui lui feront rencontrer les ouvrages de Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, et s’initie aux revues surréalistes comme Les lèvres Nues, Le Grand jeu et Bifur ; et d’une mère sculpteur, qui fréquente Spilliaert. La guerre a tout cassé, dit-il, quand son père a été déporté à Buchenwald. Mais Joël grandit dans ce monde libraire, littéraire et artistique, où évolue également son oncle, peintre et académicien, Félix Labisse. Un monde surréaliste « qui n’intéresse pas grand monde, à l’époque », se souvient-il. « A partir de là, j’ai suivi ma voie. Les Beaux-arts à Paris, et, ayant obtenu une série de prix – Prix de Rome, Fénéon etc., j’ai eu la chance que de jeunes marchands comme Lucien Durand et des collectionneurs comme Daniel Cordier s’intéressent à mon travail, et c’est ainsi que, comme on dit « j’y suis arrivé ». »

Jézabel-Couple, main bleue, carré noir,
1990 – décembre 1992, huile sur toile, 195 x 160 cm

Il y est arrivé, mais sans oublier son point de départ. Enseignant de 1970 à 1976 à Vincennes-Paris VIII, Professeur à Marseille, Professeur aux Beaux-Arts à Paris, il reste attaché à sa Belgique natale. « Mes origines flamandes sont essentielles, observe-t-il, en désignant du menton une photo accrochée au mur de son atelier : là, j’ai une photographie de l’Homme au turban rouge de Van Eyck que l’on peut voir à la National Gallery à Londres. C’est une toile à part, peut-être un autoportrait, qui porte la devise du peintre, « AlC IXH XAN », Als Ich Kann, du mieux que je peux. C’était un des fous de l’époque…. Huizinga est un des rares à avoir remarqué que le cadre fait l’artiste… Il y a ce dialogue avec Van Eyck »… Mais il y a aussi la langue ; les jeux sur les mots. Un exemple parmi tant d’autres (lire p. 53 l’encadré « Quelques récurrences ») : cette œuvre où coexistent les anagrammes « Doelme », la cible, et « le modèle qui est à la fois cible, et moi », explique Joël.

Rupture et glissements

Une des toiles nommées Inconstance, accrochée dans l’atelier de Joël Kermarrec. Il explique : « Il y a un rectangle ; c’est une porte bleue, un bleu qui n’est pas sans rappeler celui des fresques de Giotto dans la chapelle des Scrovegni à Padoue, qui marquent l’apparition de la perspective dans l’image, ce qui place la peinture entre le réel et le virtuel. Et très en avant, il y a un T, un tau, qui peut être la croix du larron, ou deux équerres opposées… Le tau est très en avant. Et il y a ce paradoxe que le carré blanc qui apparaît très en avant est en fait constitué du fond de la toile, la peinture ayant été grattée – c’est une ruse du métier. C’est un jeu sur la perspective. »

« Ma pratique, c’est très difficile d’en parler », répond Joël quand on l’interroge sur son évolution. « Mon œuvre n’a pas suivi un développement linéaire. Il y a eu des rencontres, des lectures ; tout cela a un mouvement. Je ne peins pas la même chose aujourd’hui que ce que je faisais jeune adolescent dans les années 1950. C’était un premier départ, très influencé par le post-surréalisme – comme beaucoup de gens qui ont suivi cette tendance et se sont ensuite tournés vers l’abstraction ; moi, ces premiers regards m’ont amené à admirer des artistes comme Arshile Gorky ou Willem de Kooning et c’est en suivant cette direction que j’ai réalisé mes toiles blanches(1), comme celle qui m’a valu le prix de Rome. »
« Puis je me suis libéré de cet engouement, de ce babillage, et je suis revenu à la spécularité de la peinture, avec une réflexion sur les modules, modèles, patterns, des fonds roses, et des fonds bleus, et avec le dessin. J’ai cassé, refusé la peinture blanche. Cela a été une vraie rupture dans les années 1970, à l’époque où j’ai réalisé les toiles intitulées « mon pantalon ». Où j’ai voulu cesser de faire ce que je faisais avec les modèles, structures, types, patterns – un mot pour psychanalyste. C’est ce que l’on enseigne à l’école : un système de formatage aberrant. On y apprend à cloner les modèles académiques. Nous sommes quelques-uns, au sein des beaux-arts, à avoir voulu changer cela. J’ai voulu le changer dans l’enseignement, mais je l’ai d’abord refusé pour moi-même, en reprenant les modules que j’avais utilisé jusque-là pour les mettre en abîme avec mon pantalon pour modèle. La vérité est que le seul modèle est ce que je pense, ce que je suis. Je ne peux dire que « je peins ». Voire, « je me peins ». On pourrait voir toutes les toiles comme des autoportraits… »

Vieille base de retour – 1981
160 x 120 cm – Coll. Galerie de France

Les années 1970 sont également celles de ces toiles que Joël a baptisé Inconstances. « C’est un retour à Giotto (voir ci-contre). Les ‘inconstances’ ce sont celles de la lumière. Et les miennes ».
Et la suite ? Joël ne dit pas « j’ai continué », mais « ça a continué avec des thèmes, principaux et récurrents : l’ange messager, les anges que j’ai fini par laisser tomber ; et ce que j’appellerais les Jézabel : les premières féministes – Nora Barnacle (l’épouse de Joyce), Louise Michel – mais aussi Christine de Pisan, poétesse, gestionnaire, alchimiste, hagiographe du roi… Des figures qui me rappellent la Sorcière de Michelet, des filles libres que l’histoire a massacrées. C’est cela : les Jézabel, ou les massacrées. »

Extrait de « Ardoises, petits papiers & … »

Mais l’artiste récuse le terme de « périodes » comme on trouve chez Picasso une période bleue et une période rose. « La seule vraie période est celle de la brisure avec les pantalons. Sinon, tout s’est toujours fait par glissement, de Jézabel à l’ange. Mais il n’y a pas de logique, sauf à repasser par Giotto et l’inconstance… Dans ses péchés véniels, Giotto fait figurer l’idiotie comme un mâle. C’est le seul pêché mâle… Cela rentre dans mes mythes et légendes ».

Déchirure et Itérations
Et puis il faut dire ceci, que chez Joël Kermarrec, les médiums ne se limitent pas à la peinture. On a évoqué la sculpture avec cette truelle à l’entrée de l’atelier, mais il y a aussi, beaucoup, le dessin et, de 1968 à 1994, les séries d’ardoises. Ces dernières, explique Joël, « sont issues de dessins que je déchirais et mettais à la poubelle – c’est ce que je fais avec les dessins : le dessin se fait, il attend, et je finis par le déchirer. Mais parfois certains morceaux me plaisent. Alors à l’époque, chaque année, je prenais dans ma poubelle ces chutes de dessin que je réaménageais sur des ardoises d’écolier, qui présentaient pour la construction, un cadre et des carrés. Je me souviens d’avoir vidé de ses ardoises le rayon du magasin où je faisais mes emplettes dans les Landes, si bien qu’il n’y avait plus d’ardoises pour les gamins. »
Mais il reconnaît volontiers que l’essentiel de son travail porte sur ce qu’il appelle « l’apesanteur, ou au contraire la pesanteur de la peinture ». « Cela s’élabore très lentement », poursuit l’artiste qui revient bien souvent sur ses toiles après les avoir laissées reposer pendant plusieurs années. Souvent deux ans, « mais, précise-t-il, j’ai le cas d’une toile qui était chez une amie collectionneuse, que j’ai reprise trente années après qu’elle ait quitté la galerie où elle avait été acquise. Je me souvenais fort bien de ce qui ne me convenait pas ; maintenant, elle me paraît juste. Je n’ai pas d’autre mot que cela : «  uste ». C’est quelque chose que l’on ressent à un moment donné, et qui peut n’être plus vrai à un autre moment. »

Fond rouge – 1977
Huile sur toile – 160 x 130 cm – Musée de Grenoble

Il y a une différence entre le dessin et la peinture. D’un côté, « le dessin est plus proche de la parole, se manipule plus près du corps, ouvre une vraie possibilité qui entoure la langue et le dit. Mes derniers dessins sont extrêmement bavards ; de plus en plus bavards C’est pourquoi il n’est jamais sûr que les dessins restent ».
Tandis que de l’autre, « la peinture est faite pour être reçue, pas pour être parlée. Et c’est ce qui m’intéresse. Cette espèce de jeu qu’il y a entre le regard et la parole. Et ce que l’on en tire. Une toile, on en a la jouissance. Faut-il qu’on la dise ? «

Als Ik Kan : modèle et rêve – 1992 19 x 14 cm

Ses toiles sont-elles des rébus ? « Non, pas des rébus. Il y a le mot allemand, Bild-Wort : mot-image. C’est cela, mais pas un rébus. Une toile, tu la vois, la reçois avec son format et sa taille. Elle te convient, tu la prends ; ou tu passes, ça ne me gêne pas, je t’ignore. Mais si tu la prends, elle se place, te place entre le réel et le spéculaire. Et c’est ce qui fait qu’il y a cette question, cette « inconstance » (voir ci-contre) face à la peinture : on ne sait pas s’il faut dire ou ne pas dire. Une toile est un piège à réflexion, ou alors une provocation à réfléchir. Il ne s’agit pas d’avoir les clés et de faire la somme, comme dans un rébus. Il y a des éléments qui ont des significations et qui, au contact d’autres éléments ayant également des significations, forment un jeu d’échos d’où émerge un – ou des – sens. »

Les œuvres de Joël sont visibles à la Galerie Papillon à Paris.

(1) Nous n’avons pas fait figurer de ces toiles blanches dans ce dossier, car elles sont difficilement reproductibles.

 

Quelques récurrences

Ana, ogre, 1975/1976
58 x 62 cm

Thèmes, modules, patterns : ces mots reviennent souvent dans la bouche et sous la plume de Joël Kermarrec. Quelques exemples

La plume de geai : un motif récurrent chez lui. « Le geai des chênes est fascinant. Il fait la récolte des glands, et les oublie. Et cela donne une forêt de chênes ».

L’esperluette : « c’est à la fois la copule – le « et » – et le e, l’epsilon, que l’on retrouve dans le temple de Delphes, et qui, selon Plutarque et Pline le Jeune, renvoyait au mot Ei qui signifie, tu es. Mais est-ce que le mur dit à celui qui regarde ? Ou est-ce que celui qui regarde dit au mur. Tu me vois, je te regarde : c’est toute l’histoire de la peinture. »

Anna : « Anna personnalise l’anamnèse ; qui est le temps et la gratification. »

La hase (femelle du lièvre ndlr) – empruntée aux dessins de Cuvier. « La Hase dit Haas en Flamand, et n’est pas éloignée de l’Allemand Hass, la haine… Mais c’est aussi l’animal, la bête – un savoir en rapport avec le corps et la vie… »

 

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