Peintre et ORL : parce que rarement artiste aura été plus à sa place dans nos colonnes que Lucien Gomulinski, nous n’avons pas résisté à l’interroger sur les relations qu’il établit entre son métier et sa passion. Quelle ne fut pas notre surprise d’obtenir réponse en forme de pont… au-dessus d’un abîme philosophique. Jugez plutôt.
Pourquoi la peinture ?
J’ai toujours aimé dessiner et, tout au long de ma carrière d’oto-rhino j’ai remarqué que j’avais quelque facilité pour traduire des techniques chirurgicales par des schémas simples. Je précise que ce n’est pas la même chose qu’un schéma anatomique : ce dernier représente un organe sous un certain angle mais ne déforme pas la réalité, tandis qu’un schéma chirurgical peut la simplifier pour la rendre plus compréhensible, peut tricher légèrement pour représenter sur un même plan 2 ou 3 phases d’une procédure. C’est ainsi que j’ai illustré une monographie sur les greffes de tympan, et différents articles sur les rhinoplasties.
Parallèlement, j’ai toujours peint, mais plus ou moins selon mon temps libre, et j’avais le plaisir d’exposer au salon des peintres médecins qui a malheureusement cessé d’exister depuis la triste disparition d’Aimé Benichou qui l’animait avec brio.
La retraite, me disait-on, ça se prépare. Aussi me suis-je inscrit il y a une dizaine d’années à un atelier de peinture. Quand je suis arrivé, on m’a demandé quel était mon métier. J’ai indiqué ce que je faisais, en particulier la chirurgie de l’oreille moyenne sous microscope, alors on m’a dit tu : « dois être très bon en peinture ! » Grave erreur : j’étais nul, et c’est là que j’ai compris certaines choses.
Pour vous, médecine et peinture s’articulent-elles ? Dans l’une de vos œuvres, on devine des osselets…
Tout homme a un métier, et parfois, ce métier ressort. J’ai réalisé le travail que vous évoquez, et qui a été exposé à l’Otoforum de Nantes, dans le sillage d’Eva Jospin qui réalise de grandes constructions uniquement en cartonnage. Dans mon cartonnage, on reconnaît en effet à droite, dans la forêt une chaîne ossiculaire, l’étrier s’articule avec une ammonite géante, et en bout de chaîne, on retrouve le Cri de Munch. J’ai souhaité illustrer de la sorte les vers de Baudelaire dans son poème Correspondances :
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Mais, d’une façon générale je n’établis pas de rapport direct entre mon métier et ma passion pour la peinture. En fait, peinture et médecine s’opposent plus qu’elles ne s’articulent. La chirurgie est une discipline de reconnaissance et de reconstruction. On aborde un organe dont on connaît par cœur l’anatomie. Même lorsque tout est déformé par la pathologie, on avance prudemment, puis on reconnaît des balises anatomiques à partir desquelles nous pouvons nous orienter pour éradiquer ce qui est pathologique, et ensuite reconstruire une anatomie ou une fonction connue. On sait parfaitement où l’on va.
La peinture c’est tout le contraire : une quête perpétuelle de nouveauté, c’est une recherche – même s’il est bien rare qu’on découvre quelque chose de vraiment novateur ! Cela fait qu’il est fréquent, lorsque l’on commence une peinture, d’éprouver l’angoisse de la page blanche ! Dans l’atelier où je peins, une fois qu’un thème a été défini, on travaille, on fait des essais jusqu’à ce que quelque chose émerge… ou n’émerge pas.
Mais j’irais plus loin : la peinture est pour moi un moyen d’exprimer l’angoisse existentielle – le fait que précisément, on ne sait clairement ni d’où nous venons, ni où nous allons.
Evidemment on ne peut pas se dispenser de philosopher sur le boson de Higgs ou sur le Big bang. J’ai essayé de représenter cet évènement par une sorte d’allégorie qui implique la création simultanée d’une quantité rigoureusement égale de matière et d’antimatière sous forme de deux spirales qui s’éloignent inexorablement l’une de l’autre. Ces deux spirales s’enroulent en sens inverse et préfigurent peut-être le futur ADN. Alors, que mettre à l’instant Zéro ? Là où Jean D’Ormesson place « ce chant d’espérance » j’ai mis le « iod », première lettre du tétragramme hébraïque. De ce « iod » émerge le spectre des couleurs que seul l’œil humain peut voir. Dans un autre tableau j’ai représenté l’accélérateur de particules du CERN qui a permis de prouver la réalité du boson de Higgs, que certains appellent la particule de Dieu, puisqu’elle permettrait de comprendre comment de l’énergie pure est devenue matière. Là encore le « iod » résume toutes mes interrogations.
C’est peut-être là qu’il existe pour moi une continuité entre les schémas médicaux et la peinture : les deux m’apparaissent comme un moyen de représenter visuellement, sans les mots, ce que l’on peinerait à exprimer par un long discours. Mais il est possible que je me trompe, car je m’aperçois que mes toiles ne sont pas toujours compréhensibles si je n’explique pas ce que j’ai voulu faire !
A côté de cette angoisse métaphysique vous avez réalisé d’autres toiles plus légères, des détournements d’œuvres classiques… Pourquoi ce contrepoint ?
Recopier une œuvre pour dire qu’on l’a recopiée n’est pas très intéressant, mais j’ai pris plaisir à peindre ces détournements, en particulier des tableaux de Chardin qui a fait une série représentant les jeux d’enfant de son temps.
Cela m’a amusé d’y mettre des activités un peu plus choquantes et plus actuelles – car aujourd’hui, la paille du souffleur de bulle va plutôt dans son nez, et à l’âge où l’on jouait avant à la toupie, comme dans L’Enfant au Toton, beaucoup de garçons aujourd’hui ont déjà vu des filles nues sur Internet. Mais je n’y mets pas de sens profond. On a parfois le droit à l’humour, parce que la vie n’est pas vivable si l’on n’y intercale pas un peu d’humour. C’est aussi l’humour qui est la meilleure réponse à l’angoisse existentielle.