Démographie et compétences : l’hyperspécialisation est-elle le sens de l’histoire ?

La sur-spécialisation semble une tendance inéluctable mais ne va pas sans accroître les problèmes liés à la démographie médicale et à l’accès aux soins. Quant à son impact sur les métiers de l’ORL et de l’audioprothèse, c’est une autre question…

Comme s’il ne suffisait pas que les choix politiques aient mal anticipé l’évolution de la démographie médicale avec un numerus clausus délibérément sous-dimensionné pour permettre la « réduction-du-déficit-de-la-branche-maladie », le développement des lourdeurs administratives et du risque judiciaire empirent le phénomène en dissuadant nombre de jeunes médecins de travailler dans le domaine des soins, et en leur offrant d’autres possibilités de carrières dans les ARS ou comme médecins conseils.
Mais là ne vont pas s’arrêter les difficultés démographiques, renchérit Michel El-Bez. « La question de l’hyperspécialisation va tôt ou tard immanquablement se poser. Elle découle de deux impératifs opposés : d’une part la nécessité pour les services hospitaliers de pouvoir assurer une mission de service public et répondre aux différentes pathologies qui touchent fréquemment la population ; et d’autre part, la nécessité pour le praticien d’être en accord avec la sciences, et, le temps étant compté, de délaisser certaines pratiques pour être au top niveau sur un cœur de compétences. C’est ainsi qu’apparaissent des sur-spécialités et que des disciplines distinctes se dégagent. Jusque dans les années 1960, ophtalmologie et ORL étaient une seule et même discipline, et il est probable que l’ORL, qui rassemble aujourd’hui trois types de chirurgie différents éclatera à l’avenir, ce que je regrette car j’apprécie infiniment cette diversité. En résumé, la polyvalence est indispensable alors que l’hyperspécialisation est inéluctable.  ».

 

Formation, accès, parcours

Et cela, à l’échelle nationale et au-delà de la seule sphère ORL, continue Michel El-Bez, va poser trois problèmes.
« Premièrement, un problème de formation qui commence à se faire sentir, et qui tient à la réduction du nombre des services et donc à une augmentation du nombre d’étudiant accueillis dans chaque service, et qui rend impossible que tous les étudiants voient et pratiquent durant leurs études l’ensemble des types d’interventions les plus fréquentes. A terme on risque de voir émerger une distinction entre le gros du contingent, qui aura reçu une formation a minima, et quelques hyperspécialistes.
« Deuxièmement, cela pose bien sûr un problème d’accès territorial aux soins, avec la concentration des spécialistes dans quelques rares services.
« Enfin il y aura un problème de parcours de soin. Que pourront faire les médecins de ville, les médecins de province à part jouer le rôle d’agents recruteurs pour des hyperspécialistes ? C’est déjà le cas pour le cancer, et c’est en passe de l’être pour l’audiologie. »
Avec la question de savoir dans quelles circonstances le non-spécialiste décide de se dessaisir ou doit se dessaisir d’un cas précis au profit de l’hyperspécialiste – et l’interrogation subséquente de savoir combien de temps sera nécessaire avant que n’interviennent sur ce sujet quotas ou recommandations de bonnes pratiques…
Mais le président du club Alter Ago est plus nuancé quant à l’ampleur des difficultés soulevées par la démographie des médecins ORL dans les années qui viennent : « on a augmenté le numerus clausus, mais cela ne produira un effet que plus tard. La vraie question qu’on ne s’est pas posée en revanche, c’est de savoir s’il y a besoin d’autant d’ORL. Aujourd’hui, nous traitons toute une bobologie de rhumes, de grippes et d’allergies qui pourrait l’être par les généralistes s’ils n’étaient pas au taquet ! ».

 

Pratiques avancées : vraie bonne idée ou fausse bonne solution ?

Parallèlement, la cartographie des compétences médicales devrait évoluer avec la délégation des tâches – sujet sur lequel semble ne régner qu’un consensus de façade, tant il est difficile d’y voir clair entre réponse à la pénurie organisée de médecins, intérêt supposé du financeur, rationalisation effective, querelles de plate-bande et de préséance, appât du gain et apparent paradoxes de certains professionnels qui se disent débordés mais seraient les uns prêts à en faire plus et les autres peu disposés à déléguer.
Pour l’heure en tous cas, et selon la grande consultation organisée par le CNOM en 2016, 84 % des médecins jugent important de favoriser les coopérations professionnelles entre médecins et autres professionnels de santé, mais seuls 32 % considèrent que cela est prioritaire.
Quant à ce que pourraient être des délégations de tâches ou des pratiques avancées, une bonne partie du domaine de l’audiophonologie est pour l’heure largement en dehors des premières dispositions introduites en janvier 2016 par la loi de modernisation du système de santé, et qui ont d’abord concerné les personnels infirmiers, les pharmaciens et les orthoptistes.
Mais depuis cette loi, l’article L. 4301-1.-I. du code de la santé publique prévoit que les professionnels paramédicaux – dont relèvent orthophonistes et audioprothésistes – « peuvent exercer en pratique avancée au sein d’une équipe de soins primaires coordonnée par le médecin traitant ou au sein d’une équipe de soins en établissements de santé ou en établissements médico-sociaux coordonnée par un médecin ou, enfin, en assistance d’un médecin spécialiste, hors soins primaires, en pratique ambulatoire. »
L’article ajoute que, pour chaque profession, un décret en Conseil d’Etat, pris après avis de l’Académie nationale de médecine et des représentants des professionnels de santé concernés, définit les conditions et les règles de l’exercice en pratique avancée ainsi que «  les domaines d’intervention en pratique avancée qui peuvent comporter :
a) Des activités d’orientation, d’éducation, de prévention ou de dépistage ;
b) Des actes d’évaluation et de conclusion clinique, des actes techniques et des actes de surveillance clinique et para-clinique ;
c) Des prescriptions de produits de santé non soumis à prescription médicale obligatoire, des prescriptions d’examens complémentaires et des renouvellements ou adaptations de prescriptions médicales ».
Est ainsi évoquée la possibilité de laisser l’audioprothésiste procéder au renouvellement d’un appareil hors prescription, ou de réaliser des bilans auditifs et d’orienter vers le médecin en cas de situation inhabituelle – ce qui se fait largement déjà, entouré de beaucoup de non-dit et hors de toute nomenclature, mais dont l’officialisation ne manquerait pas de soulever quantité d’objections.
Au Danemark, où le taux d’équipement des malentendants est de 53 %, seuls 33 % de la population n’a jamais fait l’objet d’un test auditif, et cela car les audiologistes – il est vrai audiologistes et non audioprothésistes – réalisent 28 % des tests (60 % étant réalisés par les ORL et les médecins traitants). En France où le taux d’équipement est de 34 %, les ORL réalisent 71 % des tests et les généralistes 17 %, mais 51 % de la population n’a jamais fait l’objet d’un test. Bref, à l’appui de la thèse : le nombre d’audioprothésistes, leur couverture du territoire face à une démographie ORL en tension et à des médecins traitants surbookés ; et contre la thèse : le fait que les audioprothésistes ne sont tout simplement pas des médecins, et que, pour certains médecins, la course à l’acte est une condition de survie de l’activité… Mais vu de l’extérieur, on serait davantage tenté de voir là un problème de parcours de soins, ou, pour le dire autrement et en prendre toute la mesure : de coordination entre professionnels de santé, de nomenclature et de rémunération des actes.