“Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.”

Les bras croisés sur une rambarde métallique, une mouche posée sur le coude, le regard perdu dans le vide, ou sur des rêves d’enfant, cette petite fille aux cheveux noirs de jais restera encore longtemps pour les membres du Club le symbole d’Entendre le Monde (voir p.9). Même s’il n’y avait eu qu’elle, nos camarades avaient eu raison d’aller là-bas. Pourtant, hommes de peu de foi, à l’annonce de leur départ, pour beaucoup d’entre nous, Gardini-Corré au Cambodge, c’est MASH, la guerre (et la Corée) en moins. Le scénario est déjà écrit, deux chirurgiens brillants et séducteurs à l’humour potache, adeptes de fêtes débridées et de plaisanteries déjantées qui débarquent en Asie du sud ; c’est sûr, les deux vont nous traumatiser une nouvelle « lèvres en feu » !!! Mais voilà, nos amis qui peuvent rire de tout, perdent tout sens de l’humour dès qu’il s’agit d’Entendre le Monde. D’un professionnalisme frisant l’organisation militaire, toutes leurs pensées tendent vers l’efficacité. Même le choix de nouveaux membres n’est pas galvaudé. Ce sont d’abord des médecins dont ils peuvent attester eux-mêmes des compétences. Mais bien plus encore, des fidèles parmi les fidèles dont l’éthique ne souffre d’aucune interrogation.
J’ai cherché en vain une expression pour qualifier leur organisation. Paradoxalement le premier mot qui m’est venu fut « corporate », ce néologisme d’adoption récente dans les entreprises française, derrière lequel se masque les ambitions égoïstes, et la trahison de l’humain à des intérêts supposés supérieurs. Et bien voilà, Entendre le Monde c’est exactement le contraire. Nos amis n’ont rien d’autre à donner que ce qu’ils sont, et rien d’autre à gagner que de soigner là où le besoin s’est fait nécessité. Sans doute eussé-je du plutôt parler d’ipséité tant chacun d’eux est unique tout comme chaque patient, dans chacune des missions. De façon éphémère ce numéro les mettra tous en lumière, mal nécessaire pour trouver les financements. Mais l’essentiel est ailleurs, là-bas, en eux, au-delà de l’ego, juste pouvoir se dire qu’encore une fois c’est fait et c’est un truc bien.
Depuis toujours il y a une vraie proximité entre le Club Alter Ăgo et Entendre le Monde. Et pas seulement parce que nombre de ses chirurgiens sont membres du Club, dont deux parmi les fondateurs.
Derrière l’image d’Épinal, ou romantique à souhait, du « french doctor » depuis dix ans nos amis doivent faire face à la réalité du terrain. A commencer par le simple pragmatisme d’une vie scindée en divers endroit du monde. Partir en assurant le suivi des patients en France, courir à cause d’avions en retards ou d’escales improbables, faire face au matériel obsolète, périmé, retardé ou disparu, la litanie des petites galères remplirait à coup sur l’ensemble de ce numéro. Mais notre affinité intellectuelle se retrouve surtout dans les choix médicaux qu’ils doivent opérer. Dans nos débats, nous en parlons ; eux, le font. Chirurgiens profondément européens, dont la culture de l’excellence repose sur le respect des règles et des protocoles ils doivent, comme disait Michel Malonga dans le précédent numéro du Mag, savoir faire avec les « moyens du bord ». J’aime d’ailleurs rappeler cette anecdote du premier Forum romain. Alors que nos amis étaient simplement fiers de montrer quelques photos de leurs premières missions, ils allaient, en apprentis sorciers, dynamiter le Forum. Technique ouverte contre technique fermée, au-delà de la polémique de ce jour-là, c’est le ton et la philosophie du Club qu’ils venaient de faire éclore Au retour d’un Forum riche comme jamais sur le système expert, la machine de mon ami Londero aura probablement la réponse juste à 100 %. Mais dans la brousse, répond mon pote Malonga, sors ton couteau et opère, tu réfléchiras après sinon ce sera trop tard.
Les questions que nous posons tout au long des différents Forums font le quotidien des membres d’Entendre le Monde. Comment adapter le mieux, en termes de connaissance, technologie ou formation, à un monde que tout oppose au notre ? Et comment assurer la pérennité de cet acquis sans créer une dépendance d’assisté ? Car c’est aussi cela Entendre le Monde, soigner certes, mais former d’abord et rendre autonome le personnel soignant. Quitte à utiliser déjà la télémédecine au travers des réseaux sociaux. Le mélange toujours, geek et débrouillardise, le choc des cultures. Ces hommes et ces femmes qui forment Entendre le Monde ont déjà laissé une trace dans les pays où ils ont implanté leurs missions. Il était donc légitime qu’Alter Ăgo le Mag en fasse un Grand Témoin. L’occasion pour le Club, en 10 années de témoin, de dire à nos potes qu’ils ont fait quelque chose de grand. Bruno Delaunay