Portrait : En-deçà et au-delà des algorithmes

Au forum de Porto, elle avait dès le matin, par son intervention sur les systèmes experts, conquis l’audience au point de se voir rappelée à brûle pourpoint pour l’ouverture des questions-réponses de l’après-midi. C’est que, du haut de ses 21 ans, Manon Revel a la tête bien sur les épaules… et, toujours un projet de recherche devant elle. Portrait de jeune chercheuse.

Non, chez cette centralienne, les mathématiques ne sont pas une passion familiale. « Maman les aimait beaucoup mais n’en a pas fait après le lycée » et son père, le journaliste Éric Revel – si son nom n’est pas inconnu de nos lecteurs, c’est qu’il préside France Bleu – « n’en est pas vraiment passionné ». Mieux : jusqu’en troisième, Manon s’était toujours pensée littéraire…
Alors comment, avec de semblables prémices en est-elle venue à poursuivre aujourd’hui pour deux ans ses études au MIT, au sein du Technology & Policy Program, qui vise à intégrer les sciences dans les enjeux de politiques publiques ? « En fait, explique-t-elle, ce sont mes professeurs qui m’ont lentement amenée à découvrir ce que j’aimais. En troisième, mon professeur de mathématiques avait éveillé mon intérêt et m’incitait à creuser davantage les sujets vus en classe. En seconde, c’est mon professeur de physique qui, après m’avoir rendu un premier contrôle catastrophique m’a dit : « travaillez » et m’a initiée à ma première passion, l’astrophysique. Et puis il y a eu Monsieur Jeannet, mon professeur de mathématiques en première, qui a achevé de me persuader que ma voie serait celle des mathématiques. Mon intuition marche moins bien, malheureusement, en physique. »
Ce sera donc les mathématiques, et c’est dans le cadre de ses recherches universitaires à l’Institut Curie qu’elle a travaillé sur les systèmes experts en matière médicale et qu’elle est intervenue à Porto aux côtés de Guillaume Palacios et Alain Londero. Ces derniers présentaient des travaux dans lesquels ils traitaient, par intelligence artificielle, les plaintes des patients hors la présence de l’ORL.
Depuis, les pas de Manon l’ont éloignée des questions médicales, mais elle a gardé contact avec Guillaume Palacios, et les problèmes mathématiques sur lesquels elle se penche sont assez proches. Dans le cadre de son stage aux Bell Labs (New Jersey, USA), le sujet de recherche scientifique qu’elle conduit « n’est pas lié à la santé, explique-t-elle, mais il pose un problème intellectuellement similaire d’analyse de séries temporelles. L’enjeu est de réduire le temps de parcours de l’information pour répondre aux exigences de toutes nouvelles technologies, comme la réalité augmentée ou la sécurité des voitures autonomes. »
On touche alors du doigt l’idée selon laquelle, dans les évolutions en cours, les progrès en médecine pourraient bien ne pas venir uniquement du domaine médical mais d’une recherche algorithmique profondément décloisonnée… Et Manon de préciser : « Lorsqu’il s’agit de l’analyse des réseaux d’objets connectés, on s’attend dans les dix prochaines années à avoir un nombre gigantesque de tels objets par unité de surface. Dans ce cadre, l’architecture des réseaux change et devient localisée : les serveurs deviennent proches des utilisateurs afin de limiter le temps de transport physique de l’information, via la fibre. Dès lors, le temps de transport est réduit, mais il reste un autre facteur limitant : le temps de traitement de l’information par l’ordinateur. Les différentes sources tentent de transmettre une certaine quantité d’information depuis le serveur jusqu’aux utilisateurs. L’ordinateur doit accorder à chaque source un temps suffisant à transmettre toute l’information. Aujourd’hui, ce temps est fixé de façon statique, comme il en irait dans un péage où la barrière se lèverait chaque fois pendant exactement dix-sept secondes. Mon travail est de passer de ce modèle à une gestion dynamique du temps alloué à chaque source, un peu comme si les informations arrivaient dans une salle d’attente après avoir pris un ticket sur lequel on a prévu le temps nécéssaire à leur transmission. Cela suppose de prévoir le trafic engendré par un grand nombre d’objets connectés. Il s’agit ici, comme en santé, d’analyser des séries temporelles — suite de valeurs dans le temps qui rendent compte d’un phénomène. L’échelle de temps est différente – échelle mensuelle en santé, échelle de la milliseconde en analyse de réseau. Mais l’algorithme est le même. Il est élégant, fécond puisqu’il permet d’en construire d’autres, et fait sens dans la mesure où il permet de prédire des trafics ou des phénomènes complexes. Après, cela pose la question « est-il intellectuellement pertinent et cohérent d’appliquer la même méthode à des phénomènes aussi différents ? ». Je n’en suis pas forcément convaincue. L’autre chose qu’il faut garder en tête, c’est que des algorithmes naïfs, et plus simples que ceux que nous essayions de mettre en place, peuvent permettre d’aller très loin et bien fonctionner sur des sujets complexes. »
Et si le projet n’en est qu’à ses balbutiements au moment où nous réalisons cette interview, cela n’empêche pas la chercheuse de tirer de premiers enseignements : « La problématique de l’apprentissage automatique est fascinante. Ce qui m’a particulièrement intéressée c’est de me plonger dans les mathématiques qui sous-tendent les algorithmes. Aujourd’hui, beaucoup de langages proposent plein de librairies, et permettent de faire appel à des algorithmes écrits par d’autres programmeurs. Mais à mon sens, en s’en tenant à cela, on retient ce à quoi sert l’algorithme, sans être sûr qu’il fasse sens sur une problématique donnée. Pour savoir s’il fait sens, il faut regarder les mathématiques sur lesquelles reposent l’algorithme. Cela permet aussi de construire et d’affiner son intuition. »

S’enfermer sur les réseaux… sociaux
Quant à sa future thèse, « rien n’est fixé », explique Manon, qui envisage quand même une direction possible : « Une chose qui m’intéresse particulièrement c’est de travailler sur des enjeux très quotidiens, sociaux. Par exemple : la façon dont les gens s’informent sur les réseaux sociaux. Restent-ils dans leur bulle ou s’exposent-ils à d’autres sons de cloche ? Tout semble montrer que nous nous enfermons assez rapidement dans la vie réelle, et une question serait de savoir dans quelle mesure cela est renforcé sur les réseaux sociaux en raison des outils que déploient ces derniers. »
Manon a récemment obtenu le poste de research assistant au MIT, dans l’Institute for Data, Systems and Society. Elle y étudie la nature et la propagation de l’information sur Internet, sur la base de mathématiques appliquées — statistiques et machine learning.
A suivre !