Apnée du sommeil : traiter Mr Pickwick

Sujet d’angle ou sujet montant, l’apnée du sommeil fait de plus en plus parler d’elle, alors que la Sécurité sociale tend plutôt à baisser sa prise en charge devant la hausse du nombre de patients équipés (lire encadré)… Un point sur le sujet avec Georges Abitbol qui y avait consacré une intervention au forum Alter-Ago de Rome en 2018.

L’apnée du sommeil est un sujet qui semble avoir émergé relativement récemment, au moins dans le champ de conscience du grand public. Mais de quand datent les premiers travaux, et comment résumeriez-vous les grandes étapes du progrès de la prise en charge dans ce domaine ?
Les premiers diagnostics d’apnée du sommeil donnent lieu en 1956 à de premières publications(1). Le terme alors retenu est celui de syndrome de Pickwick, en référence au personnage de Dickens (NDLR : le pittoresque protagoniste des Posthumous Papers of the Pickwick Club est porté sur la nourriture et souffre d’une somnolence irrépressible)

Mr Pickwick endormi dans une brouette.
Pickwick Papers. Illustrated by Hablot Knight Browne (‘Phiz’). The Household Edition, London, Chapman and Hall 1874

L’observation de pauses respiratoires pendant le sommeil est ensuite réalisée par Henri Gastaut(2) et son équipe en 1966, et un nouveau pas est franchi en 1976 quand Christian Guilleminault(3) qualifie vraiment l’apnée du sommeil et définit le syndrome.
A l’époque, l’unique traitement existant était la trachéotomie. Et il faut attendre 1981 pour que l’équipe australienne du Professeur Colin Sullivan mette au point le traitement par pression positive continue par voie nasale.
A partir de là, les techniques de diagnostic vont s’améliorer dans les années 1980 avec la polygraphie ventilatoire et la polysomnographie, la première n’enregistrant que les événements respiratoires, là où la seconde, beaucoup plus précise, permet d’analyser l’architecture, les périodes du sommeil, et de repérer les micro-réveils respiratoires dont le patient et le médecin ne se rendent pas toujours compte autrement. En cas d’hésitation sur le diagnostic, la polysomnographie permet d’être sûr.
Parallèlement, les appareils correspondants qui étaient énormes au début(4), vont se miniaturiser jusqu’à avoir la taille d’une montre ou d’un radio-réveil, gagner en esthétique et devenir plus silencieux. Certains examens se pratiquent aujourd’hui en ambulatoire, ce qui aurait été impossible il y a 40 ans.

Georges Abitbol

La terminologie retenue est syndrome d’apnées-hypopnées obstructives du sommeil. Pourquoi « syndrome » ?
Syndrome est le terme que l’on utilise lorsque l’on est en présence d’une association de symptômes qui orientent vers un diagnostic. On a un faisceau d’indices qui inclut notamment le ronflement, les cas de sommeil non réparateur, les céphalées matinales, les insomnies, les cas où le patient se réveille en suffoquant, la fatigue ou la somnolence diurne, cette dernière étant évaluée selon l’échelle d’Epworth (lire encadré page suivante).
Dans le détail, en France, le diagnostic repose sur le nombre d’apnées par heure. On considère que de de 0 à 5, le chiffre est normal. Il y a apnée du sommeil de 5 à 15, apnée modérée de 15 à 30 et apnée sévère au-delà de 30. En outre, on différencie apnée et hypopnée – cette dernière étant caractérisée par une amplitude respiratoire réduite à environ 70 % associée à une désaturation moyenne de 3 %.
Ces définitions varient grandement selon les pays et notamment sont très différentes aux Etats-Unis.

Sur Internet on trouve facilement des chiffres non sourcés indiquant une prévalence de 1 à 5 %. Que pensez-vous de ce chiffre ? Comment s’explique le caractère assez large de cette fourchette ? Quelle en est la dynamique ? On suppose qu’elle augmente ou devrait augmenter avec le vieillissement de la population et celle, croissante, de l’obésité ?
Selon la Classification Internationale des pathologies du sommeil(5), l’Académie américaine de médecine du sommeil estime la prévalence de l’apnée du sommeil entre 3 et 7 % des hommes adultes, et entre 2 et 7 % des femmes adultes, avec un ratio de deux hommes pour une femme.
En effet, on sait également que cette prévalence augmente avec l’âge. Chez les femmes, le Syndrome d’apnées obstructives du sommeil (SAOS) peut survenir avec les troubles hormonaux liés à la ménopause.
De même l’on sait aussi l’obésité est très clairement un facteur prédisposant. Quelque 60 % des SAOS modérés ou sévères sont attribués au surpoids.
Mais il y a d’autres facteurs favorisants : l’hypertension, le diabète, les maladies cardiovasculaires et maladies coronariennes. La prise de neuroleptiques et la dépression peuvent en outre aggraver le trouble, ce qui suppose d’adapter la prescription pour les patients dépressifs. Les comportements jouent également un grand rôle – incluant la sédentarité, la prise d’alcool, une alimentation trop riche…
Dernier point, et cela explique peut-être l’ampleur de la fourchette par laquelle on apprécie la prévalence : il y a probablement un fort sous-diagnostic. On sait par exemple que sur 10 ronfleurs se déclarant « ronfleurs simples », il y a un cas de ronflement sévère. Les gens prennent l’habitude de leur pathologie et la sous-estiment fréquemment…

Le sujet du sommeil est transversal à plusieurs spécialités. Pour l’ORL, on pense immédiatement à l’apnée du sommeil et aux ronflements du syndrome de haute résistance des voies aériennes supérieures. Y-a-t-il d’autres troubles du sommeil qui puissent intéresser l’ORL ?
Les facultés de médecine proposent des DU et DIU spécialisé (et maintenant une FST adressée aux ORL, lire p.8, ndlr), et ouverts aux ORL. Il est vrai que l’apnée du sommeil est pour l’ORL un sujet privilégié car il est à même de la prendre en charge dans son intégralité, depuis le diagnostic jusqu’au traitement, et à l’éventuel acte chirurgical sur les sites obstructifs.
Après, il y a les autres pathologies du sommeil – les insomnies, les hypersomnies, les narcolepsies…. Qui vont être traitées par le médecin du sommeil. C’est un domaine où l’on travaille beaucoup en association avec d’autres disciplines. Il y a d’ailleurs en France plusieurs associations locales interdisciplinaires – je suis pour ma part membre de Somnum, dans l’Essonne – et cela permet d’échanger avec d’autres spécialités – notamment cardiologues et pneumologues.

De même, des corrélations semblent être établies entre d’une part apnée du sommeil, et d’autre part, hypertension artérielle, troubles du rythme cardiaque, AVC et diabète de type 2… mais au-delà, l’apnée du sommeil peut-elle être liée à d’autres troubles ORL ?
Oui, bien sûr, les apnées du sommeil peuvent être liées à plusieurs atteintes ORL. C’est en particulier le cas des rétromandibulites, de certaines polyposes narco-sinusiennes, des déviations de cloison nasale, des hypertrophies des amygdales ou de la langue – ce dernier cas pouvant d’ailleurs être subséquents aux troubles physiologiques liés à l’obésité et résulter d’infiltrations graisseuses en amont de la langue….
D’ailleurs, face à de telles pathologies, l’ORL gagne sans doute à avoir soin de bien interroger le patient pour repérer une éventuelle apnée du sommeil.

Quels sont aujourd’hui les principaux sujets de recherche et les prochaines étapes attendues ou espérées dans ce domaine ?
Aujourd’hui, prédominent trois types de traitements : outre l’intervention chirurgicale lorsqu’elle est indiquée et peut résoudre l’obstruction, il y a, pour les apnées modérées, le port d’une orthèse nocturne qui avance la mâchoire inférieure pour prévenir un repli de la langue obstruant la voie aérienne, et pour les SAOS sévères, l’appareillage à pression continue qui envoie de l’air dans les voies aériennes. Des implants sont en cours de développement et font actuellement l’objet d’études(6) pour les cas où ces solutions traditionnelles échoueraient, car la solution est assez invasive : ces implants sont situés sous la clavicule et contrôlent la langue, avec deux électrodes – l’une dans le cou qui contrôle le nerf hypoglosse, et l’autre sur le thorax. Le principe est que, selon la respiration, l’électrode du thorax envoie un signal à l’électrode de la langue, ce qui projette la langue et permet la libération de la voie aérienne. C’est donc une sorte de pacemaker respiratoire. Ce système en cours de développement est implanté dans certains centres hospitaliers. Une étude montre que les symptômes seraient réduits de 68 % par ces implants.
Enfin, à titre personnel, je débute un travail pluridisciplinaire avec notamment des sophrologues pour essayer voir si l’on peut faciliter l’acceptation de l’orthèse ou de l’appareillage qui sont souvent mal vécus par les patients.

(1) Gamain B, Maurel A, Farzaneh N An odd respiratory disorder : alveolar hypoventilation in the obese. Pickwick syndrome – Presse Med. 1965 May 29;73:1567-70. Et Burwell CS, Robin ED, Whaley RD, Bickelmann AG. Extreme obesity associated with alveolar hypoventilation: a pickwickian syndrome. Am J Med 1956;21:811-8.
(2) Gastaut H, Tassinari CA, Duron B. Polygraphic study of the episodic diurnal and nocturnal (hypnic and respiratory) manifestations of the Pickwick syndrome. Brain Res 1: 167-86, 1966.
(3) Guilleminault C, Tilkian A, Dement WC. The sleep apnea syndromes. Annu Rev Med 1976;27:465-84.
(4) Pour les amateurs d’érudition : le premier polygraphe, qui mesurait déjà la respiration, remonte à 1923, et se trouve être dû à un physiologiste et policier (!) californien : John A. Larson. Voir : Synnott J, Dietzel D, Ioannou M, A review of the polygraph: history, methodology and current status Crime Psychology Review, juil. 2015 1:1, 59-83, DOI: 10.1080/23744006.2015.1060080
(5) Académie Américaine de la Médecine du Sommeil, Classification Internationale des pathologies du sommeil, 3e version (ICSD-3) – Ed. et trad. : Société française de recherche sur les maladies du sommeil, Paris (année ?)
(6) Pour une revue de littérature récente : Mashaqi, S.; Patel, S.I.; Combs, D.; Estep, L.; Helmick, S.; Machamer, J.; Parthasarathy, S. The Hypoglossal Nerve Stimulation as a Novel Therapy for Treating Obstructive Sleep Apnea—A Literature Review. Int. J. Environ. Res. Public Health 2021, 18, 1642. https://doi.org/10.3390/ijerph18041642

 

L’échelle d’Epworth

Le test tient son nom de l’hôpital d’Epworth, à Melbourne, où il fut élaboré par le Docteur Murray Johns (1). La méthode de test repose sur l’auto-évaluation par le patient de la probabilité (nulle (0 points), faible (1 point), modérée (2 points) ou élevée (3 points) qu’il somnole dans différentes situations : assis en train de lire, devant la télévision, assis et inactif dans un lieu public (cinéma), comme passager dans une voiture pendant plus d’une heure sans arrêt, lors d’un repos occasionnel en milieu de journée, assis en parlant à quelqu’un, assis tranquillement après un repas sans alcool, et dans une voiture à l’arrêt temporaire dans la circulation. On estime qu’il n’y a pas de somnolence pour un score de 0 à 8, somnolence modérée de 8 à 16, et somnolence sévère au-delà.
Signes des temps, de la commodité de l’outil, ou d’une montée d’une préoccupation pour le sommeil ? Un coup d’œil sur Google Scholar montre que l’article de Murray Johns connaît depuis 1991 une croissance continue et ininterrompue du nombre de citations annuellement faites dans les études (155 en 2000, 593 en 2010, 1236 en 2021 ; pour un total de 15654 citations depuis 1991).

(1) Johns MW, A New Method for Measuring Daytime Sleepiness: The Epworth Sleepiness Scale Sleep, Volume 14, Issue 6, November 1991, Pages 540–545

 

Remboursement : la Sécu peau de chagrin

Il existe une prise en charge par la Sécurité sociale, pour les patients atteints d’apnées sévères et pour ceux dont l’indice d’apnées/hypopnées (IAH) est inférieur à 30 mais qui connaissant au moins dix micro-éveils par heure…
Mais cette dernière suit une trajectoire de réduction. Dernier épisode en date : la publication de la décision du 30 juillet 2021 baissant le tarif de responsabilité, et fixant un prix limite de vente au public des dispositifs médicaux à PPC et des prestations associées. Les pouvoirs publics font notamment valoir l’’ancienneté de l’inscription de ces dispositifs médicaux et prestations associées sur LPPR, l’évolution très dynamique des dépenses remboursées par l’Assurance maladie pour ces dispositifs médicaux et prestations associées (+28 % entre 2017 et 2020), le montant net de remises des forfaits afférents facturés à l’Assurance maladie obligatoire (812 millions d’euros en 2020) et le prix d’achat des produits et prestations constaté par les établissements de santé ou les distributeurs de gros ou de détail, compte tenu des remises, ristournes et avantages commerciaux et financiers assimilés de toute nature consentis.

 

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