« Comprendre, encore et toujours »

Dans « Lector in Fabula », Umberto Eco, qui fut, entre autres, titulaire de la chaire de sémiotique à l’Université de Bologne, traite du statut des personnages fictifs qu’il nomme « les surnuméraires » parce qu’ils viennent s’ajouter aux gens du réel (pour citer Binet qui en fait parfaitement la synthèse en une phrase). Certaines marques, a fortiori si elles furent les noms de famille du créateur, agissent exactement comme ces « surnuméraires » à qui on prête défauts ou qualités comme à des personnages réels. Ainsi, dans l’exemple qui nous intéresse aujourd’hui « Siemens fabrique des produits de qualité », « il est fiable », « il innove » etc… Avec cette notoriété mondiale qui dépasse, de loin, son secteur d’activité, le PDG de la filiale française en audiologie aurait eu tort de ne pas capitaliser sur l’effet à la fois illocutoire et perlocutoire de sa marque (de l’Austin de comptoir à usage de ma démonstration je l’avoue).
Mais voilà, comme pour les personnages réels, il arrive que les « surnuméraires » viennent à manquer. C’est dans les grandes circonstances que se révèlent les hommes, dit-on. Alors que ses concurrents se réjouissaient déjà de la chute annoncée, Pascal Boulud va – revanche de l’humain – se substituer à son désormais ex-surnuméraire, le temps que la nouvelle marque n’acquière les mêmes lettres de noblesse que son(sa) prédécesseur. C’est la force de conviction de l’homme Boulud, son pouvoir de persuasion qui va rassurer, tout au moins en France, les secteurs économiques, médicaux et paramédicaux. Avec panache, dirons ses amis. En en faisant trop, dirons ses adversaires. A la Pascal Boulud en tout cas pour qui le trop, vite, fort, ou loin n’est pas encore assez. C’est dans cette période à risques qu’il laisse sa trace dans le monde de l’audiologie, avant d’essayer de s’effacer progressivement au profit de sa nouvelle enseigne. L’homme du produit, au service du malentendant. Car s’il est une qualité que Pascal Boulud cultive, essentielle dans le monde de l’audition, c’est l’écoute. Tant par pragmatisme que par goût, il aime comprendre l’autre. Ce qui résume peut-être mieux l’homme, c’est sans aucun doute sa première expérience du Forum Alter Ăgo. Le PDG, adepte d’innovations, va heurter le matin une salle, peu à l’écoute des tendances du marché ; l’épicurien va, l’après-midi, dans une épreuve de questions-réponses qu’il trouvera presque trop courte, séduire, avec une gourmandise affichée, la même salle avec les mêmes propos (mais un autre vocabulaire).
Belle pirouette dans ce numéro fortement imprégné de technologies nouvelles, intelligence artificielle ou big data. A l’heure où Big Brother s’installe progressivement dans notre environnement, sans que cela ne semble plus inquiéter personne, comprendre est sans aucun doute ce qui reste d’essentiel à l’humain. C’est la vocation de ce Mag qui continue à décrypter les enjeux et mesurer les conséquences de la multiplication des données et des usages des technologies. Claire Mathieu, directrice de recherche au CNRS, expliquait, dans un entretien à la suite de sa leçon inaugurale sur les algorithmes au Collège de France, comment une recommandation pouvait poser problème dès lors que résolue par un algorithme de type « apprentissage profond », (algorithme développé avant que les structures mathématiques ne soient bien comprises) qui, nourri à l’expérience, fait un choix sans que nous ne sachions précisément pourquoi. Du coup, précise Claire Mathieu, quel est le théorème mathématique qui dit que l’algorithme marche ? Comment formaliser mathématiquement une bonne information ? Voilà des sujets tels que les aiment le Club. L’humain qui cherche à comprendre la machine qui est censée l’aider à mieux comprendre. Mon ami Dario Marcotullio nous avait prévenu, il y a dix ans : nous sommes partis pour faire encore longtemps de la philosophie d’ORL !
Bruno Delaunay

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